Selon l’anthropologue David Graeber, les plaisirs solitaires existeront toujours, mais pour la plupart des êtres humains, les activités agréables incluent presque toujours le partage de quelque chose. Je pense que cela vaut aussi pour /nu/thing : notre amitié est née autour de la musique. À partir de ce partage qui ne concerne pas directement la composition musicale, nous nous sommes posés la question de faire connaître les musiques qu’on aimait et d’être reconnus pour ce qu’on faisait. Le contexte de naissance de notre activité commune est l’Italie des années 2010 : on avait des expériences internationales et on avait envie de montrer que la musique d’aujourd’hui était vivante.
Au début /nu/thing était le nom d’un blog que nous et d’autres musiciens avions créé pour discuter publiquement, et à notre manière, de musique. On avait l’espoir, d’un côté, d’inciter notre communauté à questionner l’aspect esthétique et politique du répertoire musical contemporain et de l’autre, de parler au-delà de notre « bulle ». Pour moi il s’agissait d’un désir de type militant, qui répondait au besoin de trouver une place dans ce monde et de saisir collectivement un sens autre, qui allait au-delà de la musique. Je pense qu’un tel investissement militant, décliné de manières très diverses, est commun parmi les membres du groupe et continue aujourd’hui, même si nous n’écrivons plus publiquement par des billets sur un blog.
Nous avons composé une seule pièce à plusieurs mains, intitulée I mille fuochi dell’universo (2017). Il s’agit d’une œuvre de quarante minutes pour ensemble et électronique, conçue pour être jouée dans un espace très particulier, le Hangar Pirelli à Milan. La période de trois ans durant laquelle nous avons travaillé à cette pièce nous a permis de comprendre que concevoir une œuvre d’une manière collective ne revient pas à faire la somme des actes compositionnels de chacun, mais qu’on devait écrire comme un seul créateur. Si le fait de composer revient à choisir des sons selon des critères qui souvent restent pour le moins en partie inconscients, cet acte change profondément de nature lorsque nous sommes à plusieurs : chacun a des idées, des attentes et des désirs différents à propos de la pièce. La composition émerge alors à travers une pratique d’écoute très ouverte, qui concerne l’œuvre, mais aussi la relation entre nous les membres du collectif. Cette pratique requiert de formuler les questions musicales par la parole et par conséquent de trouver des politiques d’action communes. C’est une approche très chronophage et complexe, en totale contre-tendance par rapport à ce qui est demandé à un compositeur d’aujourd’hui habituellement (par ex. de se singulariser, d’écrire rapidement, de différencier, distancier, circonscrire et déterminer un territoire compositionnel net et soigneusement construit). Le nôtre est un exercice qui exige un lâcher-prise individuel ; il requiert d’avoir un regard très large, de changer de position pour percevoir les perspectives des autres qui, progressivement, doivent être formulées. Cela fait émerger la forme musicale à partir de la divergence des écoutes, qui se manifeste parfois en présence, là, en studio, collectivement, ou à distance, avérée durant des moments de travail individuel dans des espaces et des lieux différents. Je pense que cette manière de composer dépasse l’individualité des membres et que par cette pratique l’idée romantique d’auteur disparaît.
Habituellement, quand quelqu’un découvre notre musique, la première question qui émerge concerne l’organisation du travail. Sur le plan technique, la réponse est simple : si une œuvre est collective, cela signifie qu’elle doit être choisie et partagée par tous les participants dans chaque détail et à tout niveau. Le fait de composer à plusieurs impose de résoudre des contraintes. Nous habitons loin les uns des autres et ne pouvons pas être ensemble pour toute la période de composition. Le travail en distanciel est, alors, nécessaire. Ainsi, nous composons sur les mêmes documents partagés et utilisons les technologies de travail à distance, le cloud et le partage par la Toile. Une règle de base, peut-être la seule, s’est imposée progressivement : tous peuvent modifier, effacer et transformer le travail des autres. Cette approche radicale, la seule véritablement valable, caractérise un acte compositionnel unique, je pense le seul exemple de ce genre sur la scène contemporaine d’aujourd’hui.
Pour cette nouvelle pièce, nous évoquons l’idée de renaissance. Différemment de notre première pièce, dont la structure était rigoureusement calculée, ici nous avons établi un plan préalable et avons commencé à composer d’une manière libre. L’idée de fond est celle du voyage. Ce voyage est caractérisé par des étapes que les sons évoquent en formant une narration abstraite. Dans cette pièce électronique, la voix a un rôle très important et il est possible de la penser comme le voyage d’une voix ; nous y cherchons une sonorité symphonique, qui fait converger des formes d’écritures diverses et des temporalités contrastantes. Dans Were You There at the Beginning la musique et la lumière font un tout. Grâce à la sensibilité et à l’habileté de Thomas Bouaziz de Studio ExperiensS nous sommes en train de trouver des points de contact très forts entre les sons et les lumières. Notre point de départ est le dispositif du Polytope de Cluny de Xenakis : lumières LED, lasers, miroirs, flash, fumée. Ainsi, la pièce que nous présentons dialogue avec la nouvelle réalisation de cette pièce et s’approprie de son espace géométrique.
Les points de contact avec le Polytope sont alors multiples. Cependant, on avait envie de marquer une distance par rapport à cette pièce, en particulier sur le plan esthétique. Alors que l’œuvre de Xenakis est entièrement pensée et conçue par le compositeur même, qui appliquait ses idées poétiques au son et à la lumière – donnant une très grande unité perceptuelle et esthétique à la pièce –, dans notre cas, nous sommes quatre compositeurs et un artiste lumières. Nous collaborons, faisons converger les esthétiques, les écoutes, les envies. Cette différence se reflète dans le résultat. Dans la musique de Xenakis, les masses de grains et de textures créent un tout organique, une complexité sonore coordonnée par un démiurge ; dans notre cas, nous donnons vie à un voyage. Nous collaborons pour créer un individu sonore ; nous composons des processus directionnels et des surfaces tendues. Cette nouvelle pièce a une forme téléologique rigoureuse ; elle est caractérisée par le mouvement et le contraste. Je pense que cela met notre musique sur le plan de la temporalité de la narration à partir de laquelle on espère faire mouvoir l’écoute et l’imagination du public. Ici, on concentre nos efforts : par l’imagination, nous espérons avoir un impact sur notre réalité par l’écoute et de cette manière affirmer un sens nouveau pour notre pratique compositionnelle, qui aille au-delà de la musique même.
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