Le Polytope de Cluny : enjeux d’une reconstitution

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Propos de Pierre Carré, musicologue

Œuvre phare de Iannis Xenakis, le Polytope de Cluny est un spectacle fondateur des performances artistiques multimédia. De récentes recherches ont permis de le remettre au jour, rendant possible sa reconstitution dans l’Espace de projection de l’Ircam cinquante ans après sa création.

Le Polytope est conçu à partir d’un dispositif technologique hors normes. Sur un échafaudage qui épouse les courbes de la voûte antique du frigidarium, culminant à treize mètres de haut, sont fixés six cents flashs à décharge qui forment une grille orthogonale régulière. Par leur allumage dynamique indépendant, ceux-ci forment des effets de scintillement, volutes, « étangs », « rivières » ou « tourbillons », qui puisent leur inspiration dans diverses manifestations naturelles chères au compositeur. Trois lasers sont employés en plus des flashs – ce qui constitue l’une des premières utilisations artistiques de cette technologie qui, à l’époque, reste encore cantonnée aux laboratoires de recherche. Les rayons rouge, vert et bleu sont réfléchis par des réseaux de miroirs (trois cents au total) fixés à l’échafaudage, formant des configurations qui évoquent tantôt la nature (« anémone », « éclair », « lotus ») ou les mathématiques (« pyramide », « rosace », « Pappus », « Desargues »). Les lasers sont également utilisés pour balayer l’espace selon des trajectoires arbitraires grâce à des miroirs mobiles, ou bien sont diffractés afin de former des nappes volumétriques que Xenakis qualifiait volontiers d’« aurores boréales ».


Polytope de Cluny, vue des flashs © Collection Famille Iannis Xenakis

La coordination précise de tous les appareillages optiques n’a été rendue possible que grâce à l’automatisation intégrale des vingt-cinq minutes du spectacle par un dispositif élaboré de commande informatique à la pointe de l’innovation technologique. Une bande magnétique digitale à neuf pistes, lue et interprétée en temps réel par un assemblage de circuits logiques conçus sur mesure, régit l’ensemble des allumages indépendants des six cents flashs et la déviation des rayons laser vers les différents réseaux de miroirs et d’appareils optiques. Aux effets lumineux vient répondre une musique concrète enregistrée sur une seconde bande magnétique de sept pistes indépendantes, et spatialisée sur douze haut-parleurs couvrant les murs de la nef ; la diffusion dynamique du son est elle-même coordonnée par la bande de commande. Cette prouesse technologique fait du Polytope l’un des premiers emplois de contrôle informatique en temps réel pour une performance de cette échelle.

Toutefois, c’est cette même dépendance à une coûteuse technologie de pointe qui, associée aux dimensions considérables du spectacle et à ses défis techniques, a condamné le Polytope à rester un hapax artistique ; aussi depuis la fin de son exploitation en 1974 n’a-t-il jamais été redonné. Ne subsistent aujourd’hui que quelques artefacts – photographies, courts extraits vidéos et bande-son – ne pouvant rendre justice au caractère immersif du spectacle et à ses processus lumineux dynamiques.

Cinquante ans plus tard, un chantier de recherche s’imposait donc pour pouvoir redonner toute sa mesure au Polytope de Cluny. Le principal défi consistait alors à reconstituer le cahier des charges de l’installation et à récupérer les données de commande. Cependant le compositeur, lui-même peu soucieux de la pérennisation de sa production artistique, n’a laissé qu’une documentation lacunaire et parfois auto-contradictoire. De plus, peu de documents intermédiaires subsistent aujourd’hui : les intentions compositionnelles étaient directement transformées à l’aide d’un ordinateur central en données de commandes numériques stockées sur support magnétique. La rareté des sources est d’autant plus exacerbée que, lors de l’élaboration du Polytope, les échanges oraux informels entre les différents acteurs impliqués dans la mise sur pied du spectacle (techniciens, informaticiens, ingénieurs, administrateurs…) ont primé au détriment de la production de documents exploitables aujourd’hui. Enfin, la bande de commande ne contenait pas un programme, mais des données stockées dans un format ad hoc qui sont indissociables des appareils électroniques destinés à les lire ; or ces derniers sont devenus obsolètes, et les circuits logiques conçus pour le spectacle ont depuis longtemps disparu.

Malgré ces lacunes, le croisement des différentes sources documentaires a permis de restituer la genèse du spectacle et d’en dégager une reconstitution du dispositif technique. Cette analyse, qui s’est principalement basée sur le fonds d’archives de la famille Xenakis, a recoupé une documentation principalement constituée de devis, correspondances, croquis, listings informatiques et fiches techniques, avec des photographies et extraits vidéos que sont venus éclairer de précieux témoignages récoltés auprès de divers interlocuteurs impliqués sur le projet original.

Cependant, la clé de voûte de la reconstitution du Polytope de Cluny repose sur la récupération des pistes audio et des instructions de contrôle. Alors que la bande audio stockant la musique originale est conservée numériquement au catalogue du compositeur, les données de commandes étaient jusqu’à récemment considérées comme perdues. Toutefois, l’exemplaire original de la bande magnétique de contrôle à neuf pistes a été localisé au département audiovisuel de la BnF. Cette bande a alors pu faire l’objet d’une campagne de numérisation sur un appareillage spécialisé qui a permis la récupération des données de commande. La confrontation de ces données binaires avec la reconstitution du dispositif technique a rendu possible l’interprétation des instructions de contrôle, dont les résultats ont finalement été affinés à la lumière d’une critique artistique à l’aide de simulations informatiques.

Ce travail de recherche, qui permet d’envisager la pérennisation du Polytope de Cluny et rouvre l’accès à une pièce majeure du répertoire, nous offre la possibilité d’une reconstitution à l’échelle du spectacle dans son intégralité. Celui-ci va ainsi pouvoir être repris aujourd’hui à l’Ircam, réadapté aux technologies actuelles et à la géométrie de l’Espace de projection. L’année 2022, qui marque à la fois le centenaire de la naissance du compositeur et les cinquante ans de la création du Polytope, offre ainsi l’occasion de (re)découvrir cette œuvre annonciatrice des spectacles multimédias.

Crédit photo ci-dessus : Croquis Polytope de Cluny © Collection Famille Iannis Xenakis

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